Lecture : Jean 5, 1-10
L’épisode du paralytique guéri que raconte Jean se retrouve dans les autres évangiles, à cette différence prête que, par exemple dans Matthieu, le grabataire est porté par quatre compères qui décident de l’amener à Jésus – et comme il y a trop de monde qui bloque l’accès de la maison de Pierre par les entrées naturelles, ils font un trou dans le toit et le font descendre par le haut de la maison. Jésus parle alors du pardon des péchés et dit au paralytique : « Prends ton grabat et marche ! »
Dans le quatrième évangile, une histoire semblable nous est racontée. Sauf que le texte, comme à l’habitude de Jean, est ésotérique, c’est-à-dire largement codé. Chez Jean, une part du récit se rapporte aux faits et une autre part se concentre sur une vérité centrale de la foi.
Rappelons brièvement l’histoire : Jésus et ses disciples entrent à Jérusalem ; là gît un homme, paralysé depuis 38 ans, au bord de la piscine de Bethzatha. Il ne faut pas entendre le mot « piscine » dans le sens moderne du terme : ce n’est pas un lieu pour faire des plongeons ou des longueurs, mais un plan d’eau dans lequel on vient faire des ablutions rituelles. Ce bassin est alimenté par une résurgence et, de temps en temps, un basculement du niveau des eaux souterraines vient agiter et faire bouillonner la surface. Du moins, telle est l’interprétation scientifique. Mais à l’époque, il n’y avait pas de science, et on pensait donc qu’un ange venait agiter les eaux. Dès que cela se produisait, le premier infirme qui se précipitait dans l’eau guérissait de ses maux. Telle était la croyance populaire. Or le paralytique, comme son nom l’indique, ne pouvait pas même se lever pour s’y rendre. Même si on envisage le fait qu’il n’était pas complètement paralysé – qu’il n’est pas tétraplégique, mais fortement handicapé –, il ne pouvait se déplacer qu’avec beaucoup de lenteur. Si bien, qu’il y avait toujours quelqu’un d’autre qui se plongeait avant lui au bassin et il restait donc invalide.
Notons au passage l’ironie de la situation : pour que guérisse ce paralytique, il faudrait qu’il puisse marcher assez vite pour se rendre le premier au plan d’eau ; or il ne le peut pas, en raison de son handicap. En d’autres termes, pour guérir, il faudrait qu’il soit déjà guéri. C’est un cercle vicieux. Notre paralytique était donc condamné à rester prisonnier de son mal et ceci jusqu’à sa mort. Pourtant il ne perdait pas espoir et se rendait tous les jours à la piscine de Bethzada en espérant le miracle. C’est alors que Jésus arrive…
Notons maintenant l’apport symbolique du récit. Jean mentionne que le bassin est entouré de cinq portiques. Toutefois, si les archéologues ont trouvé les ruines de ce plan d’eau, ils n’ont en revanche pas découvert ces cinq portiques. L’évangéliste les aurait-il donc inventés ? En fait, comme son évangile est très symbolique, nous devons chercher la signification dans le chiffre lui-même. Qu’est-ce qui, dans la Bible se rapporte au chiffre cinq ? Nous n’avons pas à chercher très loin, pas plus loin que le Pentateuque, les cinq premier livres de la Bible, que l’on nomme aussi la Torah. L’infirme du récit est allongé près du plan d’eau qui lui pourrait lui apporter le salut et ce plan d’eau est entouré de cinq colonnes. Notre homme est tenu sous la paralysie de la Loi, voilà ce que cela suggère. Le chiffre 38, qui indique le nombre des années de sa maladie, confirme également cette hypothèse, car ce chiffre indique le nombre des années que le peuple israélite passa à errer dans le désert.[1] Pendant 38 ans, le peuple d’Israël a connu le désert, la souffrance, les espérances déçues. Il en va de même pour ce paralytique !
Précisons cependant que Jésus ne critique pas la religion de ses ancêtres. Il n’est pas en train de dire que la religion juive n’a plus raison d’être parce qu’il est venu en apporter une meilleure. Ce discours a été celui de l’Eglise et des chrétiens pendant des siècles, mais il n’est pas très noble et fait même preuve d’antisémitisme. Jésus ne dit pas que les juifs se trompent et que seuls les chrétiens ont raison, il critique plutôt l’hypocrisie des hommes religieux. A la lecture de ce genre de récit dans la Bible, une chose m’a d’ailleurs toujours frappé, à savoir que si Jésus guérit un homme paralysé depuis 38 ans, on devrait s’attendre à voir les prêtres et les docteurs de la Loi s’en réjouir. Or il n’en est rien, ils se mettent même en colère et clament : « ce n’est pas le bon jour ! » Voyez leur hypocrisie, laquelle pourrait aussi être la nôtre quand nous faisons preuve de mauvaise foi ou de rigorisme : au lieu de rendre grâce à Dieu pour avoir rendu à cet homme l’usage de ses membres, ils se braquent et se réfugient derrière la rigidité d’un système religieux qu’ils ne comprennent même pas. Car Jésus n’enfreint en rien les règles du shabbat en guérissant un individu ce jour-là. Le shabbat, en effet, est observé pour que l’œuvre de Dieu se manifeste et non le travail des hommes. S’il y a un jour où les malades doivent guérir, c’est bien ce jour-là !
Le paralytique avait attendu pendant si longtemps et voici que Jésus arrive et que celui-ci lui demande : « veux-tu guérir ? » Quelle drôle de question, en vérité. « Veux-tu guérir ? » Comme si Jésus ne le savait pas ! On peut d’ailleurs imaginer l’infirme lui répondre : « Bien sûr que je veux guérir – je ne veux même que cela –, mais il n’y a personne pour me porter au bassin ». En entendant cela, Jésus ne décide pas de le porter lui-même au bassin, mais simplifie la démarche : « Lève-toi, prends ton brancard ». Et aussitôt l’homme fut guéri ; il prit son brancard et il se mit à marcher.
Que se passe-t-il ici ? Jésus demande à l’infirme s’il veut guérir. Comme si cela n’était pas évident ! Eh bien non, ce n’est pas automatique. Jésus veut en outre que la demande vienne de l’infirme lui-même. Il le laisse libre et c’est en pleine liberté que celui-ci doit choisir ce qu’il veut. Non seulement cela, il doit aussi joindre le geste à la parole, car si la Parole du Christ est libératrice, le malade doit aussi fournir l’effort nécessaire pour guérir, il doit répondre à la demande, devenir responsable et dire « oui » à Jésus. Il doit passer à l’action et ne pas rester inactif, en espérant que les autres feront tout à sa place.
La Bonne Nouvelle est une parole qui nous met debout. Quelque part, nous sommes tous cet infirme sur le chemin. Nous sommes tous immobilisés du corps ou du cœur. Ne nous voilons pas la face : la vie est dure pour tout le monde et il y aura des obstacles sur le chemin, des défis à relever, des rancunes et des haines qui viendront nous pourrir la vie et ceci jusqu’au terme de notre existence. Personne ne vit une vie sans souffrance. Cela n’existe pas. Nous devons donc faire face à nos problèmes et laisser Jésus les résoudre. A chaque fois que cela se produit, que nous prions et que nous entendons l’invitation du Christ, il faut nous dresser et porter notre lit de souffrance, dans l’espérance d’une vie nouvelle.
La délivrance de nos maux ne viendra pas par un surcroît de religiosité – de prières, d’observances de lois, de vœux absurdes, de sacrifices ou d’autopunition. Il y a des chrétiens qui décident de monter les marches du Sacré Cœur sur les genoux et qui implorent la Vierge Marie ou Jésus de leur venir en aide. C’est très bizarre, mais nombreux sont les gens qui pensent qu’en se faisant souffrir Dieu les écoutera davantage et exaucera leurs prières. Mais c’est peine perdue. Nous pouvons agir de la sorte pendant des décennies sans que rien ne se passe. Car le rapport que nous avons avec notre Père céleste ne se base pas sur un marchandage, mais sur une relation de confiance. En vérité, Dieu nous écoute toujours quand nous souffrons. Mieux, il a envoyé son Fils sur la terre pour que les hommes vivent dans la paix, le bien-être et la joie. Lorsqu’il entre dans notre vie, Jésus devance notre demande et y répond. Nous n’avons qu’à l’accueillir et agir avec foi et gratitude.
Trente-huit ans d’attente, 38 ans à tourner en rond dans le désert, cela suffit. Maintenant l’heure de la délivrance a sonné pour ceux et celles qui acceptent de faire confiance à la Parole libératrice du Christ – celle qui, gratuitement, sans conditions morales ou religieuses, nous accueille et nous fait tenir debout. « Lève-toi et marche ! »
Oui, la parole du Christ nous met debout. Restons donc dans sa lumière et nous porterons joyeusement notre brancard sur notre dos – sans qu’il nous fasse plier l’échine, mais en mettant vraiment nos problèmes derrière nous –, au lieu d’être allongé sur lui dans l’impuissance et le désespoir.
Jean-Christophe PERRIN
[1] « Nous avons marché pendant 38 ans, jusqu’à ce que la première génération [qui est sortie d’Egypte] ait disparu » (Deutéronome 2, 14).