Lecture : Jean 19: 28 -30

Vendredi Saint 2020

Après cela, pour que l’Écriture soit accomplie, Jésus, sachant que déjà tout était achevé, dit : « J’ai soif ». Il y avait là un récipient plein de vin aigre. On fixa à une tige d’hysope une éponge imbibée de vin aigre et on l’approcha de sa bouche. Quand il eut pris le vin aigre, Jésus dit : « Tout est accompli » Puis il baissa la tête et rendit l’esprit. (Jean 19.28-30).

« Tout est accompli ». En prononçant ces mots, Jésus a-t-il voulu dire que ses ennemis ont remporté la victoire en se débarrassant de lui ? Laissait-il entendre que l’espérance de ses disciples était anéantie sur la croix ? Ou faut-il comprendre cette phrase comme le dernier cri d’un être profondément tourmenté ? Sur la croix, la douleur devait être intolérable et rien ne pouvait la soulager. Et à la souffrance physique s’ajoutaient la raillerie des passants et la haine de ceux qui l’avaient conduit à la crucifixion.   

Pourtant, connaissant les gestes et les paroles qui ont agrémenté la mission de Jésus sur les routes poussiéreuses de Galilée, il  me semble que ces quelques mots « tout est accompli » ont un autre sens. Dieu, Jésus l’a fait connaître comme notre Père et jusqu’au bout Jésus n’a fait que démontrer l’amour de ce Père pour nous. Le dessein de Dieu était d’apporter son amour à toute l’humanité et son Fils est descendu sur la terre pour nous dire que nous n’avons pas besoin de rites ou de dogmes, ni même de Temple, pour nous sentir connecté avec ce Père céleste. Des hommes et des femmes ont écouté son message et sont devenus ses disciples, d’autres sont restés indifférents, d’autres encore ont été outragés et ont comploté contre lui pour le mettre à mort. Voici le Christ dans toute sa splendeur. Même sur la croix, il continue à bénir et à pardonner. « Pardonne-leur, Père, ils ne savent pas ce qu’ils font ! » Combien de sagesse, de sérénité et d’amour faut-il avoir pour prononcer de telles paroles ?  Et maintenant ce dernier souffle. « Tout est accompli ».

Pourquoi Jésus a-t-il été mis à mort ?

Jésus n’a pas recherché ni souhaité la mort. Quel être humain sain d’esprit le ferait ? Comme nous tous, il a vécu l’angoisse face à la mort. Il a imploré Dieu au jardin des oliviers en transpirant du sang. Et, sur la croix, dans l’agonie, il a crié : « Mon Dieu, Mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné ? » Cri d’angoisse par excellence, arraché de tant de poitrines quand l’épreuve est trop dure. Jésus n’est pas masochiste ; il n’a pas désiré souffrir et mourir. Et il ne nous demande pas non plus de souffrir et de mourir. Il est avec nous. Son nom est Emmanuel, « Dieu avec nous ». Jésus est Dieu devenu homme et, en tant que tel, il connaît toutes les souffrances que nous traversons, à savoir la maladie, la vieillesse et la mort. Jésus souffre. Sa souffrance est « comme le craquèlement d’une poutre sous un lourd fardeau », écrit Luther dans un de ses commentaires sur la Passion. Jésus souffre, mais il ne souffre pas comme nous souffrons. Il souffre de nous voir souffrir.

Mais sa mort, me direz-vous : pourquoi cette mort absurde, affreuse, désolante ? Tout au long des siècles, les théologiens n’ont cessé de chercher à comprendre et à interpréter l’histoire de la Passion. Au Moyen Âge, par exemple, Anselme de Canterbury a défendu l’idée que, par sa mort sur la croix, Jésus avait racheté l’humanité du péché. Il avait satisfait à l’exigence divine. Lui seul, innocent Fils de Dieu, pouvait le faire et il était mort pour nous. Cette interprétation – qui fait écho à l’affirmation de Paul que « Christ est mort pour nos péchés », c’est-à-dire qu’il a pris sur lui tous les péchés des hommes –, est peut-être rassurante pour les pécheurs que nous sommes. Mais rien ne pourra m’ôter de la tête l’idée que cela fait de Dieu un Père sadique. Qu’est-ce qui différencie ce Dieu-là de tous les autres dieux assoiffés de sang que les hommes ont vénéré durant des siècles et ont tenté d’amadouer en leur offrant des sacrifices humains ? Pour moi, cette interprétation ne tient pas.

Si « Jésus est mort pour nos péchés », alors pourquoi avons-nous toujours peur de la mort ? Et pourquoi nous sentons-nous si souvent coupable devant Dieu et devant les autres ? Sommes-nous seulement aussi libres que nous le prétendons ? « Jésus est mort pour nos péchés », mais cela ne nous empêche pas de continuer à pécher. S’il est mort pour nos péchés et que nous continuons quand même à pécher, alors nous le mettons continuellement à mort. Chacun à sa manière continue à crucifier Jésus dans sa propre vie et dans l’Église. 

Pourquoi donc Jésus a-t-il été mis à mort ? Depuis la date de ma confirmation, à l’âge de seize ans, jusqu’à aujourd’hui, l’unique réponse que je n’ai cessé de donner à cette embarrassante question est : à cause de la bêtise humaine ! Jésus a été rejeté, arrêté, battu, emprisonné, mis à mort, et nous n’avons rien dit et nous n’avons rien fait. Même aujourd’hui, nous ne disons rien. Jamais je n’ai entendu, lors d’un culte ou d’une messe, une prière pour Jésus, c’est-à-dire des mots tendres pour témoigner à Jésus notre soutien, notre affection. Jamais, je n’ai vu parmi mes frères et sœurs en Dieu le moindre geste de compassion pour celui que nous disons « suivre »[1]. Par contre, j’ai entendu à la nausée des curés, des pasteurs, des paroissiens, des théologiens, dire à qui mieux-mieux que Jésus devait mourir, qu’il fallait qu’il meure, que c’était ça le plan de Dieu pour le salut de l’humanité !

« Tout est accompli ». Quand Jésus prononce ces mots, cela ne signifie pas pour moi que Dieu a désiré offrir son Fils unique en sacrifice sanglant pour le salut du monde, mais plutôt que l’amour de Dieu a triomphé, car il est plus fort que la bêtise des hommes, il est plus fort que la mort. « Vous avez beau me mépriser, me rejeter, me mettre à mort » dit Dieu aux hommes, « jamais je ne cesserai de vous aimer ». Un être humain est-il capable de dire cela ?  

Si Jésus n’a pas fui la mort, c’est parce qu’il savait que l’on ne peut pas changer la mentalité humaine. Alors, au lieu d’avoir peur ou de faire des compromis avec la vérité, il a osé « nous aimer jusqu’au bout ». Il a pris le chemin de Jérusalem. Il n’a cessé d’annoncer le Royaume de Dieu et la miséricorde de Dieu envers les hommes. Il l’a annoncé et mis en œuvre dans son être et sa manière d’agir. Il a montré comment on doit vivre et mourir en toute confiance. « Tout est accompli ». Cela veut dire « tout va bien », tout s’est passé comme prévu. Il acceptait la réalité du monde et ne cherchait pas à la changer.

Jésus savait qu’il fallait qu’il passe par là pour conquérir le cœur des êtres humains. Non pas qu’il obéissait docilement au plan de Dieu de le faire mourir, mais il était fidèle à sa mission d’annoncer le salut de tous grâce à l’amour divin. Ce n’est pas le monde qu’il a tenté de changer, mais le cœur des hommes. Quand notre cœur accepte la réalité, celle du monde et celle de Dieu, alors il est délivré de la maladie et de la mort. 

Et la foi dans tout ça ?

Croire en Dieu, c’est croire que les maux du présent ne représentent pas le tout de la réalité. C’est donc – ce qu’aucun animal ne fait – poser l’exigence d’un au-delà du réel. Une telle espérance est souvent raillée par les mécréants : elle serait le lot des victimes et des faibles, incapables de supporter la réalité de leur sort.

Il est vrai que devant un enfant condamné à une mort prochaine, devant cet ami ou cet amour trop tôt disparu, c’est probablement d’abord pour nous que nous croyons à Dieu, parce que nous en avons besoin pour continuer à vivre, ou parce que nous craignons d’être nous-mêmes victimes d’un tel coup du sort. Mais c’est aussi pour les autres que nous croyons, que nous espérons une justice divine ou une vie éternelle. Si une telle espérance nous permettait de mieux vivre le manque, de mieux supporter l’absence de l’être cher que la mort a arraché, elle pourrait être lue comme un signe de faiblesse. Mais ce n’est pas nécessairement le cas. Nous pouvons espérer aussi pour l’autre, et souffrir tout autant de son absence. Cette forme particulière d’amour, cette espérance pour l’autre, n’est-ce pas, au contraire, ce que nous avons de plus humain, une façon d’être à la hauteur de notre condition humaine ? Ainsi la foi nous grandit, elle fait de nous des êtres humains accomplis.

« Tout est accompli » disait Jésus. Oui, nous devenons des êtres réellement accomplis quand nous réalisons que Christ vit en nous et que nous ne sommes jamais seuls dans les épreuves, ni soumis d’une manière aléatoire aux vicissitudes de l’existence. Le jour de Pâques, le Christ va ressusciter et notre joie va également éclater, car nous aussi, nous allons ressusciter, nous allons nous remettre à vivre. Voilà quelle est notre foi, voilà quelle est notre espérance…

Amen

Jean-Christophe PERRIN


[1] Un chrétien est celui « qui suit le Christ ».

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