Lecture : Matthieu 19: 16-26
Quelqu’un s’approche de Jésus ; ce n’est qu’au cours du récit que nous apprendrons que c’est un jeune homme et c’est vers la fin de cette rencontre que nous apprendrons qu’il est riche. Chez Matthieu, la question que ce jeune homme pose à Jésus est une paraphrase complexe de celle que nous lisons en Marc : « Bon Maître que dois-je faire pour hériter la vie éternelle ? » (Mc 10, 17) devient : « Maître, que ferai-je de bon ? » Ce qui intrigue Matthieu, c’est la réponse de Jésus, dans laquelle il paraît refuser l’attribut divin (hébreu ha-tov) : « Pourquoi me dis-tu bon ? Personne n’est bon sinon Dieu seul » (Mc 10, 18). Le bon n’est pas un idéal, comme il l’est pour les Grecs, mais une personne : « Louez le Seigneur, car il est bon ». Dieu est bon et il fait le bien.
Mais nous ferions une erreur si nous pensions que Matthieu, en reformulant la réponse de Jésus (« Pourquoi m’interroges-tu sur ce qui est bon ? Un seul est le Bon »), est poussé par l’unique préoccupation de réserver au Messie le qualificatif « bon ». En réalité, « faire ce qui est bon » n’est pas pour lui une expression générale, mais se réfère à l’observation générale de la Torah. Celui qui observe les préceptes et les commandements de la Torah est jugé « bon ».
Vous savez que la Réforme met en exergue « l’Ecriture seule », sola scriptura. La lecture de la Bible, c’est ce qui fait d’un chrétien un protestant, du moins c’est ce qui a été en usage depuis la Réforme. Aujourd’hui cette pratique de la lecture de la Bible est devenue plus ou moins obsolète dans le monde actuel. La plupart du temps, quand je remets la Bible à un couple lors d’un mariage, j’essaie de leur expliquer pourquoi on leur donne cette Bible et pourquoi il est important de la lire pour la pratiquer. Ce n’est pas pour y entendre des conseils pour mieux vivre sa conjugalité, mais c’est parce que si nous ne lisons pas la Bible, très rapidement et sans même nous en rendre compte, nous allons échanger le Dieu révélé contre un dieu qu’il nous fait plaisir d’avoir. Nous allons nous inventer un dieu à notre image, un dieu fantaisiste qui n’existe que pour satisfaire tous nos caprices.
S’il nous faut lire la Bible, c’est pour nous remettre sans cesse devant ce Dieu qui n’est pas identique à nos projections, qui est autre, et qu’il nous faut recevoir toujours à nouveau. Il y a donc une révélation qui n’est pas la sagesse de ce monde.
Dieu donne sa volonté dans ce que l’on appelle la Torah. Mais dans la Torah, il y a beaucoup de préceptes, 613 selon le calcul rabbinique. Le jeune homme demande donc : « Lesquels ? » Il est improbable qu’il n’ait pas su quels sont les préceptes de la Torah, mais il veut savoir quels sont les plus importants, ceux qui sont les plus décisifs.
Jésus répond en citant les commandements du Décalogue. Il cite, notamment, les préceptes de la deuxième table de la Loi, du sixième au neuvième, mais pas le dixième (« ne convoite pas »), qui est remplacé par le cinquième (« honore ton père et ta mère »). Or, les commandements de la seconde table (y compris le cinquième qui concerne l’honneur dû aux parents) rentrent parmi les devoirs d’un homme « envers son prochain » (tandis que les quatre premiers regardent les obligations de l’homme « envers son créateur ») ; c’est pourquoi Matthieu (mais pas Marc) les synthétise en un seul commandement : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lévitique 19, 18).
Le jeune homme affirme avoir observé tous ces préceptes « depuis son enfance » et Marc fait une remarque importante, omise par Matthieu, c’est-à-dire que Jésus, « fixant sur lui son regard, l’aima » : cela indique que ce qu’on va lui dire ensuite s’inscrit dans la « plénitude de la foi », c’est-à-dire de l’amour.
Le jeune homme ajoute : « De quoi suis encore privé ?1 ». Jésus répond : « Si tu veux être parfait, vends tous tes biens ». Par ce « si », on pourrait croire qu’il s’agit d’une exigence purement facultative, « conseillée » à certains mais pas imposée à tous. Mais c’est faux. Il est vrai qu’il ne peut être demandé à tout le monde, même dans l’Eglise primitive, de vendre tous ses biens pour les donner aux pauvres : ce n’est qu’un exemple montrant jusqu’où peut aller le commandement de l’amour du prochain, à la lumière de la suivance de Jésus. Car « ce qui est bon » et qui fait entrer dans la vie éternelle, c’est de suivre Jésus.
Le jeune homme riche, dont il est dit que Jésus se prend d’affection, constitue le modèle du sage, de celui qui observe les commandements que Dieu a donnés quant à la façon de se comporter en société : il ne commet pas de meurtre, pas d’adultère, il honore son père et sa mère. Et nous connaissons tous autour de nous des gens infiniment plus aimables qu’un bon nombre de chrétiens qui sont sur les bancs du temple. Des gens qui ont un comportement tout à fait exemplaire. Des gens qui essayent vraiment de faire ce qui est bien et ce qui est bon.
Mais Jésus n’aime pas seulement ce qui est bon et bien aux yeux du monde. Il nous apprend, au contraire, que nous ne sommes pas prisonniers des lois de ce monde, que nous sommes autre chose que les éléments de ce monde, que nous sommes aussi regardés par Dieu en tant que personnes, en tant que vis-à-vis, en tant qu’enfants de Dieu.
Jésus nous appelle donc à sa suite. Cet appel, c’est l’appel à devenir enfants de Dieu, c’est-à-dire à sortir de cette gangue terrestre qui nous enferme dans la vie matérielle. Jésus exhorte cet homme qui obéit aux commandements depuis qu’il est tout petit : « Tout ce que tu as, tout ce qui te relie à cette terre, à ces lois, à ces mécanismes, tout cela, tu dois l’abandonner pour me suivre ». Mais l’homme ne peut pas. « Même ce qui te permet d’être très religieux, comme par exemple verser une rente à tes vieux parents, cela aussi tu dois l’abandonner. Tu dois quitter toute forme de religion et t’abandonner à moi, au Christ, pour avoir la vie éternelle, qui est celle d’une existence en accord avec l’amour divin ».
Mais le jeune homme ne peut pas. Son attachement aux biens matériels l’en empêche.
Et l’on en arrive à l’image paradoxale du chameau qui entre plus facilement par le trou d’une aiguille. Il y eu différentes tentatives pour diminuer l’effet grotesque de cette hyperbole : par exemple que Jésus ait fait allusion à une porte de Jérusalem, qu’on aurait appelée « le chas de l’aiguille » à cause de son étroitesse – un peu comme le bateau appelé « sardine » qui aurait bouché le port de Marseille –, mais la chose n’a pas été prouvée par l’archéologie. On doit plutôt penser à une sorte de proverbe, comme celui qui dit « Avec des si, on mettrait Paris dans une bouteille ».
« Qui peut donc être sauvé ? » demandent les disciples consternés. Ils savaient bien que « le salut vient de Dieu » : yeshu’ah la-YHWH (Genèse 2, 10 ; Psaume 3, 9), alors pourquoi posent-ils cette question ? La stupeur des disciples s’explique peut-être à partir de l’antique bénédiction de la richesse selon la Torah (Dt 28, 1-14) : si les riches ne sont pas sauvés, alors qu’en sera-t-il des pauvres ? La réponse de Jésus renvoie à la vérité tout aussi biblique qu’un riche ne se sauve pas à cause de sa richesse (Jr 9, 22). Mais cela ne veut pas dire non plus qu’il ne puisse être sauvé : c’est extrêmement difficile, certes, mais « de la part de Dieu tout est possible » (Gn 18, 14). Le salut n’appartient pas à l’ordre naturel, mais à celui du miracle.
L’enseignement de base reste qu’il nous faut suivre le Christ là où il nous appelle. Il nous dit : « Si vous acceptez de lâcher les lois de ce monde et que vous me suivez là où je vais, je vous promets que non seulement dans la vie éternelle, mais dès maintenant, vous recevrez ce que vous avez perdu, et cent fois plus ».
Cette exhortation ne nous entraîne pas nécessairement à marcher en sandales sur les routes poussiéreuses, comme un prédicateur itinérant, à la manière de François d’Assise. Ce que dit Jésus, c’est qu’à partir du moment que nous avons accepté d’être pauvre, c’est-à-dire que nous avons accepté que l’essentiel n’est pas dans ce que nous faisons, mais dans ce que nous recevons de la part de Dieu, cela aura des conséquences sur la manière dont nous vivons et que nous entrons en relation avec les autres. Par et dans l’Eglise, nous partagerons des liens avec des nouveaux frères, de nouvelles sœurs et de nouvelles mères, et nous pourrons vivre une véritable fraternité, voire la paternité, la filialité.
Quant à la richesse, Dieu ne nous laissera pas tomber. L’Evangile le dit bien : « Regardez les petits oiseaux, les lys des champs, ils ne font rien. Pourtant Dieu leur donne des parures plus belles que Salomon. Pensez-vous qu’il vous laissera tomber ? Cherchez d’abord le Royaume de Dieu et la vie juste (le contraire de la vie fausse) et tout cela vous sera donné en surcroît ».
Jean-Christophe PERRIN
1 Ce n’est pas Jésus qui le lui dit. C’est une autre différence importante par rapport à Marc 10, 21.