Lecture : Jean 18: 28-38
« Qu’est-ce que la vérité ? » demande Pilate à Jésus que des responsables religieux lui ont livré pour être jugé. Dans notre civilisation scientifique, la vérité est inséparable des idées de démonstration, de vérification, d’expérimentation. Il faut avoir une preuve tangible, palpable, de la réalité décrite pour que nous soyons convaincus qu’elle existe. La vérité est aussi le plus souvent synonyme d’évidence. Ce que personne ne peut contester, voilà ce qui est vrai. Faire souffrir autrui, le battre, le tuer, est un mal : voilà une évidence.
Mais l’évidence peut être trompeuse. Par exemple, le ciel ou la mer nous apparaît de couleur bleu, mais ni l’espace ni l’eau n’est bleu. De même, lorsque l’on dit que la terre est ronde, cela ne semble pas s’imposer comme une évidence à nos sens ; il s’agit plutôt d’une déduction de l’esprit. Où se situe alors la vérité ? L’être humain a quatre imperfections : 1) il a des sens imparfaits, 2) il est sujet à l’illusion, 3) il a tendance à commettre des erreurs, 4) il est porté à tromper autrui. L’erreur est humaine, dit-on.
Où est la vérité ? Nous vivons de plus en plus dans un monde virtuel, éloigné du réel. Nous sommes pour une bonne part dénaturés, la tête coupée du cœur, déconnectés de notre substrat naturel, voire de nos émotions. Nous ignorons qui nous sommes réellement et pourtant nous vivons de manière égoïste. Nous sommes vraiment contradictoires.
Où est la vérité ? La guerre qui s’étend à Paris est incompréhensible pour les Français qui ignorent presque tout des activités secrètes de leur gouvernement dans le monde arabe. Depuis cinq ans, les Français entendent parler de guerres lointaines, sans comprendre ce dont il s’agit. La presse les a informés de l’engagement de leur armée au Mali et en Libye, mais jamais de la présence de soldats français en mission au Levant. Jamais cette politique n’a été discutée au Parlement et les médias ont rarement osé s’y intéresser. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la politique du gouvernement français dans les pays arabes est ambiguë1.
Où est la vérité ? L’analyse médiatique des événements de la semaine dernière est simpliste et pleine de clichés. Nous avons l’impression d’être informés de tout, alors que ce sont les journalistes qui nous informent et nous font croire ce qu’ils veulent bien nous faire croire.
Où est la vérité ? On nous dit que tout ira bien dès que la croissance économique reprendra. Or le but de la vie humaine n’est pas de se défendre quand on se sent attaqué ni de résoudre des problèmes économiques. Il ne se limite pas plus à manger, à boire, à travailler comme des forçats ou à s’amuser en jouissant au maximum de plaisirs variés. Le but de la vie humaine consiste à développer sa vie spirituelle et à se connaître soi-même. La notion de « vérité » dans notre texte décrit ce qui est fiable, ce sur quoi on peut s’appuyer, ce à quoi on peut faire confiance, c’est-à-dire, en définitive la réalité de Dieu.
Que signifie la vérité pour Jésus ?
Se prétendre roi des Juifs, ce serait contester l’autorité d’Hérode et, au-delà, la répartition des pouvoirs civils voulue par Rome et son empereur, dont Pilate est le procurateur. Selon la loi romaine, cela pouvait passer pour une sédition et les auteurs de sédition étaient passibles de la crucifixion. En d’autres termes, Jésus était susceptible de passer pour un terroriste. Mais Jésus n’affirme rien et ne conteste rien. À l’accusation : « Es-tu le roi des Juifs ? », il répond par une contre-question : « Dis-tu cela de toi-même ou d’autres te l’ont-ils dit à mon sujet ? » Pilate rétorque sèchement : « Suis-je juif, moi ? ». La question rhétorique formulée par le procurateur romain est à la fois un aveu d’incompétence (en tant que non-Juif, Pilate n’est pas en mesure de discerner si Jésus confisque à son profit l’idéologie messianique) et de mépris (Pilate, natif de Palestine, avait la citoyenneté romaine et détestait le peuple juif).
Après avoir précisé l’origine de l’accusation, le procurateur demande : « Qu’as-tu fait ? », afin de donner à Jésus l’occasion de se justifier. Jésus ne nie pas être roi, mais il ne se veut en aucune façon roi des Juifs. Roi de tous les hommes sur la Terre, alors ? Pas plus. « Mon royaume n’est pas de ce monde », dit-il, précisant encore « pas d’ici ». Cet autre royaume, qui n’a rien de terrestre, est celui de la vérité. Si Jésus est roi, sa royauté est directement fonction de la royauté d’une chose plus grande que lui encore : « Je ne suis venu dans la monde que pour rendre témoignage à la vérité ».
Jésus témoigne de la vérité : il est, dans son enseignement mais d’abord et surtout dans sa personne même, présence, apparition de la vérité. Ceux qui l’écoutent connaissent cette vérité qui donne le salut : « Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libre ». D’autres, en revanche, ne la voient pas et restent sourds à la vérité – il n’est, dit-on, de pires sourds que ceux qui ne veulent entendre. Le Dieu des évangiles n’est pas un Dieu caché : par lui, la vérité s’incarne deux fois – et dans le verbe et dans l’humanité du Christ. Elle n’est pas une vérité secrète à laquelle on doive s’initier. Elle est une vérité révélée aux simples mortels.
Le passage s’achève par la fameuse question de Pilate : « Qu’est-ce que la vérité ? ». Malgré la riche histoire de sa réception, la réponse de Pilate n’est pas l’expression d’une quête exigeante de la vérité ou d’une froide ironie. Cette déclaration doit être comprise comme une dérobade, plus précisément comme un refus du témoignage de Jésus.
Jésus dévoile devant Pilate la vérité spirituelle. Mais Pilate ne l’écoute pas. « Quiconque écoute la vérité écoute ma voix » lui dit Jésus. Pilate ne comprend pas cette voix, sinon il renoncerait à chercher une prétendue vérité ici-bas. Il est à l’image de tous ceux qui sont trop matérialistes et trop attachés aux plaisirs de ce monde pour écouter et comprendre le message spirituel que leur livre le Christ.
Philosophie et religion
Le même message se retrouve dans l’enseignement de Socrate. Nous connaissons la vie et les paroles de Socrate par Platon, qui fut son fidèle disciple. Pour Platon, la vérité se confond avec la réalité: il y a, d’une part, le monde matériel, en perpétuel devenir, qui n’est qu’une copie imparfaite et trompeuse de la Réalité et, d’autre part, le monde spirituel, immuable, éternel, qui est le modèle immatériel, la Réalité pure.
Philosopher, c’est être amoureux de la sagesse. La philosophie est obscure : cela ne veut pas dire qu’elle n’éclaire pas l’esprit ; elle a au contraire sa clarté propre, bien supérieure à celle que procure l’évidence. Mais pour conquérir cette clarté, il faut un effort et quelque courage : il faut rompre avec soi-même, avec les préjugés et l’opinion commune ; il faut sortir de la caverne2. Les prisonniers de la caverne sont des prisonniers de l’apparence. Mais la réalité se situe au-delà. La philosophie demande donc une éducation complète de l’esprit.
Sortir de la caverne, se convertir à la vérité : le philosophe comme l’homme de foi entendent également l’appel de la vérité et en font une norme, non seulement de leur pensée mais, ce qui compte plus encore, de leur vie. Penser en vérité ne suffit pas, il faut aussi vivre en vérité. Comme Jésus l’a dit à ses disciples : « Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libre ! » (Jean 8, 32). La vérité a cette vertu de délivrer l’homme de son ignorance.
Atteindre la vérité suppose ainsi une conversion. « Sortir de la caverne », s’arracher à la contemplation des réalités sensorielles pour appréhender les réalités supérieures que sont les essences éternelles, ce n’est pas seulement accéder à la connaissance, c’est une conversion de tout l’être, un changement d’existence. Cette conversion est une véritable transformation de soi, un retour au moi véritable. Elle est, pour l’âme, un retour aux sources, le mouvement par lequel elle se tourne vers son origine divine et prend conscience de sa nature véritable.
Pourtant, de même que les sourds n’entendent pas la parole de Dieu, certains hommes préféreront toujours les réalités matérielles et resteront aveugles aux beautés du vrai monde spirituel. Ce sont des amateurs des beaux spectacles, des beaux-arts, de la bonne chère, du divertissement. L’amateur de belles choses restera à jamais insensible à la véritable beauté, à la beauté transcendante du Beau. Incapable de se convertir, il passera sa vie dans l’ombre de la caverne, loin de la lumière spirituelle et de la vérité éternelle3.
Revenons à Pilate et sa fameuse question : « Qu’est-ce que la vérité ? » La vérité vaut sans doute qu’un homme, qu’il s’appelle Socrate ou Jésus, meure pour elle, même injustement. Mais Pilate est soucieux d’épargner Jésus. « Je ne trouve rien à reprocher à cet homme » dira-t-il aux religieux qui voulaient le condamner. Pour l’instant, il en est toujours au doute. « Qu’est-ce que la vérité ? » S’agit-il d’un scepticisme de doctrine, qui rappelle la nécessité de suspendre son jugement devant l’impossibilité d’affirmer quoi que ce soit avec certitude ?
Pyrrhon, chef de file des sceptiques à Athènes, disait en effet que puisque nous ne pouvons être sûrs de rien, il convient de ne jamais professer la moindre opinion comme certaine, mais de souligner que nous sommes radicalement condamnés à l’incertitude.
Pilate doutait-il donc de tout ?
Il semble plus évident que le scepticisme de Pilate soit plus proche de Montaigne que de Pyrrhon, lequel est un scepticisme de sagesse et non de doctrine. Le scepticisme d’un homme qui a vécu suffisamment pour voir d’autres hommes s’entretuer et mourir au nom de la vérité et qui doute du bien-fondé de tels emportements.
« Il est ordinaire, de voir les bonnes intentions, si elles sont conduites sans modération, pousser les hommes à des effets très vicieux. En ce débat, par lequel la France est à présent agitée de guerres civiles, le meilleur et le plus sain parti, est sans doute celui qui maintient et la religion et la police ancienne du pays. Entre les gens de bien toutefois, (…), il s’en voit plusieurs que la passion pousse hors les bornes de la raison, et leur fait parfois prendre des conseils injustes, violents, et encore téméraires4 ».
Au nom de Dieu, au nom de l’idée qu’ils se font de la « vraie » religion, les hommes n’ont cessé au cours de l’histoire de s’entretuer, habités pourtant de la même certitude d’être dans le vrai ; et c’est ce qui rend l’homme sage, à juste raison, sceptique. Le sceptique s’oppose au désir qu’ont parfois les hommes de mourir pour la vérité…
« Qu’est-ce que la vérité ? » : la question est sage si elle exprime avant tout l’idée que la vérité doit sans cesse être recherchée et si elle nous avertit du danger qu’il y a à en faire une idole à laquelle on pourrait sacrifier sa vie.
Cette précaution est bien sûr nécessaire mais non suffisante. On doit se méfier de l’exaltation, de l’enthousiasme débordant, du fanatisme. Mais Jésus n’a rien d’un fanatique. Il ne réclame pas la mort ; il ne fait que témoigner que la vérité rend libre. Satyam eva jayate, c’est la devise inscrite sur le drapeau de l’Inde : « la vérité triomphe certainement ». Il ne s’agit pas d’une vérité pour laquelle on veut mourir, mais au contraire d’une vérité qui nous fait vivre. Notre espoir, notre désir et notre foi, nous pousse à vivre. Il faut faire nôtre cette ancienne sagesse, cette ancienne prière : « Ô Seigneur, de l’irréel conduis-moi au réel, des ténèbres conduis-moi à la lumière, de la mort conduis-moi à l’immortalité » (Brihad-aranyaka Upanishad).
Jean-Christophe PERRIN
1 Le gouvernement actuel a beaucoup de mal à décider le type de soutien qu’il doit apporter à la Syrie. Doit-il prendre parti pour le dictateur au pouvoir ou pour les terroristes qui veulent s’en emparer ?
2 Il s’agit du mythe de la caverne que donne Platon dans le livre VII de la République.
3 On peut évidemment établir un parallèle entre les jeux d’ombres dans la caverne et le modèle de l’hédonisme pressé, consommateur et matérialiste, dont notre époque est pourvoyeuse.
4 Montaigne, Essais, II, 19, « De la liberté de conscience ».