Lecture : Luc 1, 5-20 ; Luc 1, 26-38 ; Luc 1, 39-55
Le récit lucanien établit un parallèle étroit entre les origines de Jean-Baptiste et celles de Jésus. A l’annonce à Zacharie correspond celle à Marie, à la naissance du Baptiste, celle de Jésus. Les deux circoncisions sont également racontées. Et le cantique de Zacharie célèbre Jean le prophète, tandis que celui de Syméon chante, en Jésus, le salut préparé pour toutes les nations. L’existence de ce parallélisme, qui rejoint jusqu’au choix des mots dans les deux annonciations, est reconnue par tous les exégètes.
L’ange Gabriel, le « héros de Dieu » annonce la naissance de Jean-Baptiste avant celle de Jésus. Cette annonce se produit sous le règne du « héros » des Romains, le roi Hérode, vassal de l’empereur Auguste. Elle s’adresse à un prêtre du nom de Zacharie (« Dieu se souvient ») au lignage impeccable puisque lui-même et son épouse Elisabeth descendent d’Aaron, « frère » de Moïse et ancêtre de la classe sacerdotale.
Un si pur lignage promet une belle lignée, mais le couple est âgé. Zacharie est un ancien, un « presbytre » qui a l’âge de commander et non celui de procréer. Elisabeth est stérile (la stérilité était alors systématiquement imputée à la femme) et cet état est maudit comme l’était celui de Sara, épouse d’Abraham, jusqu’à ce que Dieu lui donnât Isaac, à 91 ans.
Pour Zacharie aussi, cette naissance annoncée est incroyable et il en devint muet de stupeur, ou pour le dire en terme plus religieux, il fut frappé de mutisme pour son incroyance. En lui donnant un fils, Dieu met fin à sa tristesse et à la « honte » de sa femme : le bonheur se mue en sacré par un enfant consacré1. Aujourd’hui le sacré devient honteux quand certains prêtres catholiques ont des enfants. Comme Zacharie, ils ne veulent pas vieillir avant d’avoir connu le plaisir de concevoir et le bonheur d’engendrer. Les prêtres peuvent-ils ou doivent-ils avoir des enfants ? La réponse n’est pas évidente : toute religion doit choisir entre la sclérose supposée d’un clergé héréditaire et la névrose potentielle d’un clergé célibataire.
Mais qu’importe. Passons à Marie. Si l’on s’en tient aux évangiles, Marie n’occupe pas une place éminente. Les quatre auteurs en parlent inégalement, d’une façon souvent dramatique. Elle est à peu près absente du ministère de son fils, sauf à la conception, laquelle est un objet de scandale (puisque Joseph n’est pas le père) et à la naissance, dans une très grande pauvreté. Pour l’heure, Marie n’est pas la Madone qui domine la création, mais une simple créature. Elle apporte cependant une touche féminine à un monde dominé par les hommes. Le cœur a besoin d’elle et de sa mansuétude, il a besoin de ce visage féminin. La Trinité est elle aussi masculine. Où donc est la femme ?
On remarque que la discrétion évangélique sur Marie a été largement comblée par les développements ultérieurs de la foi. De tous les personnages bibliques, Marie est celle qui a inspiré le plus d’élaborations pieuses tardives, qu’il ne faut pas nécessairement rattacher aux intentions originelles du Nouveau Testament. Les rédacteurs des évangiles avaient en effet d’autres préoccupations. Il fallait en outre ruiner les représentations religieuses du monde païen. 1) D’abord contre les religions orientales, celle de la déesse Mère, Isis par exemple, responsable de la fécondité des sols et des animaux. A Marie était confié ce rôle surprenant : son exemple devait délier la transcendance de ces pouvoirs féminins toujours empreints d’obscurité et de maléfice. L’insistance des premiers auteurs sur la virginité de Marie est due en partie au souci d’éviter l’équivoque. La mère de Dieu n’est pas la promesse de la fertilité, mais le modèle de la grâce. 2) Ensuite, contre les religions de Rome et d’Athènes : il fallait repousser l’idée du dieu séducteur qui s’accouple avec une femme. La naissance du Seigneur n’était pas le fruit d’une incartade de Zeus. On sait que le roi des dieux aimait les femmes et les rejoignait sous toutes sortes de déguisements2. Ses épouses successives étaient séduites et possédées3. Toutes ces idées sont exécrables pour un chrétien. La vierge ne cède pas au charme d’un dieu. Elle se soumet à son ordre.
Marie et Elisabeth accueillent avec simplicité la surprise profanatrice de Dieu. La stérile et la vierge attendent leur enfant selon la joie la plus naturelle. Il faut dire que la gloire de Dieu se complaît dans l’humilité. Elle élit la modeste Galilée, et une ville obscure, Nazareth. Elle visite une femme et parle directement à la bassesse de sa servante. Les puissants, en effet, ont résisté à la Bonne Nouvelle. Le prêtre Zacharie a douté. L’ange s’est heurté à ce scepticisme mais il a rencontré l’obéissance de la jeune fille, immédiatement inclinée à la volonté de Dieu.
Marie reste celle qui ne connaît pas d’homme. L’ange répond : « La puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre » (1, 35). L’opération a un caractère immatériel, aérien, qui relève du phénomène atmosphérique. Dieu s’y appelle le Très-Haut et se manifeste sous forme de nuée. On y voit une allusion à la prise de possession du sanctuaire par YHWH, racontée en Exode 40, 35. Moïse ne peut entrer dans la tente, « car la nuée (epeskiazen) reposait sur elle ». Le mot évoque la Shékinah, l’habitation de Dieu dans son Temple4. Appliqué à Marie, il fait d’elle le nouveau sanctuaire où habite la Gloire divine incarnée en Jésus. Le corps de Marie devient ainsi le nouveau sanctuaire du Très-Haut.
L’annonce de l’ombre qui couvrira Marie renvoie donc à l’une de ces épiphanies bibliques, manifestation presque abstraite de la puissance divine, qui n’évoque en rien les noces d’un dieu avec une femme, et Marie répond en croyante et non en amoureuse : « Je suis la servante du Seigneur ; qu’il m’advienne selon ta parole. » Jésus naît d’une acceptation de la foi5.
La visitation de l’ange, c’est déjà la proclamation de la foi chrétienne d’après Pâques. Et Marie l’accepte, devenant ainsi, dans la présentation de Luc, la première croyante chrétienne.
Mais ce qui arrive dépasse son histoire personnelle. Ce qui s’inaugure en ce dialogue c’est, pour Luc, l’Alliance nouvelle elle-même. L’histoire du peuple d’Israël, et celle à travers lui de toutes les nations de la terre, avait commencé par l’acte de foi absolu d’Abraham, partant pour un pays inconnu, avec Sara, sa femme stérile. L’histoire de cette Alliance, dont Dieu se souvient, comme le chante Zacharie (1, 72), se renouvelle dans l’acte absolu de foi de cette vierge qui porte en son sein le salut, gloire d’Israël et lumière des nations. Aux propositions d’Alliance qui lui étaient faites jadis, au Sinaï, le peuple avait répondu : « Tout ce que YHWH a dit, nous le ferons » (Exode 19, 8). Luc place aujourd’hui la réponse de foi du peuple d’Israël sur les lèvres de sa servante, Marie, qui se veut fidèle à la parole de Dieu : « Que tout se passe pour moi selon ta parole ».
Précisons que l’annonce à Marie est « message » plutôt que vision. Alors que l’ange apparaît à Zacharie (1, 11) et que celui-ci le voit (1, 12), rien de tel n’est dit pour Marie : on ne nous dit pas qu’elle voit l’ange ni que celui-ci lui apparait. Ce sont des paroles entendues qui la troublent, non la vue d’un mystérieux personnage ailé, comme on le voit dans le tableau de Fra Angelico. Tout est ici centré sur le message, sur la révélation qui, de Dieu, vient rejoindre l’histoire d’une jeune fille de Nazareth.
On se souviendra de la nature essentiellement dialoguée de l’Alliance, qui reste la notion fondamentale de la théologie biblique. Comme le dit André Neher : « L’Alliance enseigne que l’histoire se fait par l’association simultanée et incassable de deux Êtres engagées en elle : le Créateur et la Créature, Dieu et l’Homme… Coopération – et c’est l’aspect le plus important et le plus méconnu de l’Alliance – qui limite simultanément le pouvoir de l’homme et le pouvoir de Dieu6 ». En créant des libertés, Dieu accepte de limiter son pouvoir. Dans le contexte de l’Alliance, ce même auteur parlera encore de « l’empoignement de l’homme par un Dieu qui a besoin de lui, autant et plus que l’homme a besoin de Dieu7 ». C’est dans ces perspectives fondamentales qu’il faut comprendre le dialogue entre l’ange, c’est-à-dire Dieu, et Marie. Dans ce texte lucanien, qui exalte si fort la puissance de Dieu, la vierge de Nazareth est la limite du pouvoir de Dieu. Dieu a besoin d’elle. Il ne fera rien sans son consentement. Elle a toujours la possibilité de refuser, de dire non. Le consentement de Marie est un consentement à l’Alliance, tout comme le consentement du peuple d’Israël à la Loi de Dieu.
Dieu a donné à l’homme une liberté fondamentale. Chacun d’entre nous est libre d’accepter Dieu et ses commandements ; nous sommes libres de venir au temple pour célébrer le Seigneur et chanter ses louanges en disant « Amen ! Alléluia ! »
Le Magnificat que prononce Marie appartient à un genre traditionnel chez les Juifs. Anne, la mère de Samuel, en avait chanté un, qui offre un élargissement semblable à celui de Marie. Chant de victoire, il évoque aussi irrésistiblement celui de Myriam, sœur de Moïse et d’Aaron, entraînant à sa suite tout un groupe de femmes, dansant et jouant du tambourin pour célébrer l’anéantissement de l’armée égyptienne dans les flots de la mer : « Chantez pour YHWH, il s’est couvert de gloire, il a jeté à l’eau cheval et cavalier » ( Exode 15, 21).
La première strophe joue sur l’opposition entre l’abaissement, la pauvreté de la servante et « le Puissant qui a fait en moi de grandes choses ». Ces paroles visent la pauvreté personnelle de Marie, cette virginité qui permet le parallèle avec la mère d’Anne, la mère de Samuel (1 S 1, 11) et la honte d’Elisabeth (Luc 1, 25). Cette pauvreté individuelle renvoie aussi à celle des pauvres de YHWH, des anawim qui, refusant toute intervention humaine, s’abandonnent à la miséricorde du Dieu de l’Alliance. Depuis le prophète Sophonie, c’est en ce peuple des pauvres que se concentre l’espérance messianique. On en retrouve les représentants en Luc : Zacharie, Elisabeth, Syméon, Anne la prophétesse, qui tous attendent la consolation d’Israël. C’est pour ces pauvres que Dieu a fait des merveilles.
Dans la tradition biblique, les merveilles accomplies par YHWH concernent toujours le peuple d’Israël. Les merveilles anciennes, c’étaient la création, le miracle de l’Exode surtout, le don de la Loi. Mais la naissance du Fils de Dieu, la merveille accomplie en Marie, c’est, pour tout le peuple d’Israël, la merveille des merveilles.
Mais pourquoi annoncer la paix messianique en ces termes de violence ? C’est que la venue du Messie est mise en parallèle, en grande partie, avec la sortie d’Egypte que Dieu a réalisée. Ce cantique qui annonce que Dieu « renverse les riches et fait régner les pauvres » a un caractère subversif et, du coup, de nombreux dictateurs sud-américains l’interdirent dans les églises8. Le message qui s’en dégage c’est que le salut que Dieu veut assurer à tous les hommes ne fait pas abstraction des situations concrètes de leur existence : il lui est essentiel d’impliquer un retournement des situations injustes que la société fait aux faibles et aux démunis. Le Dieu du Magnificat ne plane pas très haut au-dessus de la réalité socio-politique, mais il se range résolument du côté des pauvres et des sans-voix.
Les paroles du Magnificat « disent que le monde voulu par Dieu ne peut pas être un monde dans lequel, les uns, peu nombreux, accumulent en leurs mains des biens excessifs, et les autres – en nombre nettement supérieur – souffrent d’indigence, de misère et meurent de faim9 ». On me dira que je fais de la politique. Si faire de la politique, c’est prendre le parti du peuple, en commençant par les plus faibles et les plus démunis, alors oui c’est de la politique. En revanche, ce parti pris n’a rien à voir avec les partis au pouvoir et dans l’opposition. Il s’agit éminemment d’un choix éthique. Savons-nous entendre la voix des opprimés ? Jésus l’a su, en son temps : il a agi, il a parlé, il a pleuré pour nous, il nous a donné des droits que nous avons inscrits dans la Charte des Droits de l’Homme !
L’incarnation s’achève sur un cri, mais elle a commencé par le chant d’une femme.
Jean-Christophe PERRIN
1 Jean-Baptiste fera le vœu des nazirs, car il ne boira ni vin ni boissons fermentées.
2 Il se change en taureau blanc pour s’accoupler avec la belle Europe. A Sémélé, qui voulait le contempler dans toute sa splendeur, il apparaît comme la foudre et celle-ci meurt foudroyée.
3 Hercule ou Dionysos sont des demi-dieux, nés de Zeus et d’une femme humaine.
4 Pour la mystique juive, la Shékinah, c’est la présence féminine de Dieu.
5 L’annonce à Marie appartient au genre littéraire des « annonces célestes » : cf. Jg 13, 3-5.7 ; Is 7, 14-17.
6 A. Neher, Regards sur une tradition, Ed ; Bibliophane, 1989, p. 37-38.
7 Ibid., p. 182.
8 On se souvient de la « théologie de la libération » dans les années soixante et soixante-dix, de la figure de Don Camara ou de Mgr Romero.
9 Ces paroles sont de Jean-Paul II, lors de son voyage en France, le 31 mai 1980.