L’homme nu désarmé et le salut de Dieu
Il existe de nombreux récits de la naissance de l’humanité dans les religions. L’un d’entre eux, d’origine grecque, décrit que le dieu créateur a fait l’homme nu et sans défense. Les espèces animales, en effet, ont toutes des qualités différentes afin de survivre dans l’âpre concurrence vitale. Que ce soit la masse imposante de l’éléphant ou de l’hippopotame, la carapace de la tortue ou du rhinocéros, le poil de l’ours blanc, des chiens et des chats, la rapidité des lapins pour échapper aux prédateurs. Même le plus faible des animaux a vu sa faiblesse compensée par des griffes, des dents, des pics pour le hérisson ou le porc-épic, du poison pour le serpent et le scorpion ou l’art du camouflage du caméléon et autres reptiles.
A l’homme, en revanche, rien de tout ça n’est donné. L’homme est là, en attente, nu et démuni. Il n’a par nature aucune possibilité de survivre. Tourmenté par la difficulté de savoir comment sauver l’humanité, Prométhée décide alors de dérober aux dieux la maîtrise des arts et des sciences, en même temps que le feu et à en faire cadeau à l’homme. Cela implique bien sûr la capacité pour l’être humain de comprendre, de prévoir, et d’inventer. Mais il possède cette intelligence qui le différencie des animaux.
Grâce aux techniques et aux sciences, l’être humain va pouvoir transformer la nature et se transformer lui-même en cultivant la terre. Prométhée répare l’étourderie du dieu créateur en volant dans la demeure des dieux le feu de la connaissance des savoirs techniques et le donne aux hommes. L’être humain naît donc deux fois : une première par la nature et une seconde par la culture qu’il a lui-même élaborée.
La Bible raconte l’histoire du premier couple humain. A l’origine, tout semble facile pour lui. L’homme et la femme ne sont pas incommodés d’être nus, car il doit faire assez chaud pour ne pas avoir besoin de vêtements. Le sol donne légumes et céréales et les arbres leurs fruits, sans que l’homme ait besoin de les cultiver. Puis viens la tentation. « Si vous mangez de l’arbre de la connaissance, vous serez comme des dieux » dit le Malin à la frêle créature humaine. L’homme et la femme croquent le fruit défendu et leurs yeux s’ouvrent. Ils se découvrent nus et vulnérables. Ils ont honte et ils se cachent. Dieu les cherche et quand il les trouve, il leur fait comprendre que l’homme est à l’opposé des dieux, car la croissance, la maturité, le lent déclin de la vieillesse sont choses inconnues des dieux.
L’homme est nu et désarmé. Mais le fait de ne pas être adapté aux dures exigences de la vie, fait de lui un être capable de se perfectionner. Ni dieu ni bête, l’homme ne jouit d’aucun privilège précis. Ni dieu, car il ne peut se suffire à lui-même par le seul fait d’exister. Ni bête, dans la mesure où les qualités avec lesquelles il est nées ne lui permettent pas de survivre. Bref, la vie ne lui est d’abord offerte que pour être ensuite conquise. Et la conquête est à réitérer, indéfiniment. « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front ».
Dans le mythe grec, Prométhée donne à l’homme la possibilité de cultiver son potentiel en lui donnant le feu et la connaissance des techniques et des arts. Par la science et les arts, l’homme
advient à lui-même. Il se découvre dans toute la richesse de son accomplissement, ce qui concoure aussi à la pleine réalisation de soi.
Dans la Bible, le travail pénible de l’homme et l’enfantement douloureux de la femme sont les conséquences de ce que la tradition chrétienne nommera par la suite, le « péché originel ». Le développement des techniques se fera par Caïn, avec l’art des métaux et la construction de la première ville1. L’idée de la culture, c’est de produire des effets nouveaux que la nature ne produisait pas spontanément. Le paradoxe, c’est que l’être humain, en s’éloignant de Dieu, devient plus conscient de lui-même. Le monde qu’il construit comme étant sien est le lieu où s’affermit sa liberté première : celle de décider de son être. Ainsi comprise, l’humanité s’affranchit de sa faiblesse supposée et en sa capacité de se produire elle-même, elle gagne quelque chose de divin. L’homme, grâce à la connaissance scientifique et le savoir technique, apprend à vivre en « dieu mortel », comme le dit Aristote.
Une autre légende grecque rend compte de la présence du mal parmi les hommes : le mythe de Pandore. Pandore, dans la mythologie grecque, c’est la première femme, dont Hésiode raconte qu’elle a reçu la vie d’Héphaïstos. Modelée avec de la terre et de l’eau, elle est conçue aussi séduisante que trompeuse. Pandore garde une jarre que Zeus lui a confiée, la fameuse boîte de Pandore. Tous les maux de l’humanité s’y trouvent contenus. Pandore l’ouvre, et les maux se répandent sur la terre : la jalousie, la médisance, la haine, la dispute, la maladie, la mort ; seule l’espérance reste au fond, solitaire. La malédiction divine semble donc poursuivre les hommes, jusqu’à inscrire le mal (ou les maux), dans leur condition même. Le thème chrétien du péché originel fait écho à cette vision pessimiste.
Car la question demeure entière. L’homme nu et désarmé se construit un monde par la science et la technique. Multipliant ainsi les conquêtes de l’agriculture et de l’industrie, celles de la médecine et de la technologie, l’homme se croit désormais invincible. Mais l’apport de la science suffit-il pour affranchir les hommes de leur faiblesse primitive ? Rien n’est moins sûr. Tout dépend de l’usage qu’ils en font. Les guerres, par exemple, font autant de morts sinon plus encore que les catastrophes naturelles. D’où le paradoxe du progrès technique qui peut s’accompagner d’une certaine décadence. Pollution, stress, vacarme, aliénation, destruction des paysages, nouvelles maladies, conduisent à une interrogation. Les hommes ne sont-ils pas allés trop loin dans la maîtrise de la nature, au point de ne plus rien maîtriser du tout ?
Le salut offert par Jésus le Christ
L’être humain est fragile et limité, mais c’est pourtant le moyen par lequel Dieu a choisi de s’individualiser et de prendre conscience de Soi. L’être humain, en effet, connaît beaucoup de choses et se sert aujourd’hui de beaucoup de machines pour subsister, mais il est semblable à Dieu en raison de sa conscience. C’est sa capacité de dire « je suis » qui le caractérise.
Dieu, en s’incarnant en Jésus-Christ, peut dire aux hommes ce « je suis ». En parlant de lui, Jésus a souvent dit « je suis ». Un jour, en réponse à des questions sur son autorité, il dit à ses interlocuteurs : « Avant qu’Abraham fût, je suis ». Cette allusion au verbe « être », contenue déjà dans le Nom de Dieu, « Je suis celui qui je suis » (Ex 3, 14), indique l’identité de celui qui parle. Elle signale que la personne qui parle est consciente d’exister. Et qu’elle existe notamment en rapport avec un « tu », c’est-à-dire une autre personne.
En revanche, lorsque l’on s’adresse à quelqu’un d’autre, personne ne dit simplement « je suis ». Il faut toujours ajouter un qualificatif à ce « je suis ». Si vous dîtes : « je suis rempli de paix et d’amour », vous ferez l’expérience de vos paroles dans la mesure de votre conviction. Si, au contraire, vous dîtes : « je suis malade… je suis fatigué… je suis découragé… je suis malheureux », alors vous démontrerez de tels états dans votre personne. En d’autres termes, votre identité consiste dans le « je suis » et les qualificatifs dont vous faites usage.
Jésus dit : « Je suis le chemin, la vérité et la vie », « Je suis la résurrection et la vie », « Je suis la porte. Si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé ». Le salut dont il s’agit ici n’est pas celui de l’après-mort, ni celui d’une conversion spectaculaire, mais désigne le but de l’harmonie intégrale que l’être humain puisse se fixer : atteindre le sentiment d’unité avec Dieu.
Jésus, qui est plein d’amour et de compassion, déclare « Si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé ». Il ne se contente pas de dire : « Il ira mieux, je l’aiderai ». Il va bien plus loin, en disant : « Il entrera et il sortira, et il trouvera des pâturages ».
Jésus nous indique la voie, mais c’est à nous qu’il incombe de la franchir jusqu’au bout. Il ne suffit à rien de dire : « J’accepte Jésus en tant que mon sauveur » et rester dans l’oisiveté à ne rien faire de sa tête et de ses dix doigts. Trop nombreux sont ceux qui l’ont fait et qui, sous peu, se sont retrouvés dans de vieux modes de pensée et de croyance. L’apprentissage de la Vérité et sa pratique est chose individuelle et incessante, car la Vérité est infinie.
L’homme naît nu et meurt nu. Cette histoire, c’est aussi celle de Jésus en tant que petit d’homme par sa naissance dans une crèche humide et Fils d’homme par sa mort ignoble sur une croix. La bonne nouvelle, c’est qu’avec lui, nous ne sommes pas démunis. L’autre bonne nouvelle, c’est que la science spirituelle est tout aussi importante que la science technique. Prométhée fut enchaîné par les dieux pour avoir osé aider les êtres humains à se développer grâce à la technique. Jésus fut crucifié pour avoir osé nous aimer. La différence entre ces deux héros, c’est que Prométhée reste enchaîné, alors que Jésus, non seulement s’est délivré des chaînes de la mort mais nous en a aussi délivré. Le Christ nous délivre de l’angoisse, du mal, de la peur de la mort, de la tristesse, de l’insignifiance, du néant, de l’enfer.
Jean-Christophe PERRIN