Il y a un temps pour tout. Un temps pour rire et un temps pour pleurer. Un temps pour gagner et un temps pour perdre. Un temps pour naître et un temps pour mourir. Un temps pour tout sous le soleil. Bien entendu, on préfère rire que pleurer, gagner que perdre, vivre que mourir. Mais l’Ecclésiaste veut montrer la variété que nous offre ce monde et nous inciter à prendre le temps de marcher sur le riche tapis multicolore de la vie humaine qui se déroule devant nous.
Nous avons tous vécus des joies, des noces, des pleurs et des plaintes : c’est l’image fidèle de la destinée humaine et de l’histoire du monde. La vie n’est pas une simple « partie de plaisir » ou, au contraire, une sombre « vallée de larmes ». Mais les peines y succèdent aux joies, les destructions aux reconstructions, les guerres à la paix ; les pleurs et les rires, les plaintes et les danses y ont leur temps. Tout ceci n’a cependant qu’un temps. Un temps seulement. Rien ne dure, même le malheur.
Il y a un temps pour aimer et un temps pour haïr. Oui on peut même haïr. Pourquoi se mentir à nous-mêmes ou aux autres ? Il y a des choses et des gens que nous n’aimons pas, voire que nous détestons. Nous pouvons donc les haïr et même leur faire la guerre. Mais pour un temps seulement. Il serait sot de passer toute sa vie dans l’amertume, la dépression, le malheur. Pourrir sa vie (et celle des autres) à se plaindre, à dire du mal des autres, à leur en vouloir, à lécher de vieilles blessures, ce n’est pas suivre la sagesse de l’Ecclésiaste.
Il faut prendre le temps de vivre. Prendre ce temps que l’on n’a pas, car nous avons tellement de choses à faire en même temps. Par exemple, il nous faut prendre la décision d’aller au grenier ou à la cave pour faire le tri de tant d’affaires accumulées et jeter des choses qui ne servent plus à rien. Et on se dit : « Je le ferai, quand j’aurai le temps ». Le docteur nous a conseillé de faire un peu de sport pour garder la santé. Et on se dit : « Je le ferai, quand j’aurai le temps ». On a pris la résolution d’aller au culte, tous les dimanches à l’église. Et on se dit : « J’irai dès que j’aurai le temps ». On sait qu’il serait bon de rendre une visite aux parents. Et on se dit : « Je le ferai quand j’aurai le temps ». On s’est promis d’écrire à un ami que l’on n’a pas vu depuis longtemps. Et on se dit : « Je le ferai, quand j’aurai le temps ». On voudrait passer plus de temps avec nos enfants. Et on se dit : « Je le ferai, quand j’aurai le temps ». On doit faire un test pour dépister un possible cancer du côlon. Et on se dit : « Je le ferai, quand j’aurai le temps ». En vérité, le temps nous manque car nous ne parvenons pas à le prendre.
Ce temps chronophage nous fait courir sans arrêt. Beaucoup ont du mal à s’en persuader, mais la vie n’est pas une course contre la montre. Ils justifient leur comportement névrotique en prétextant que s’ils ne travaillent pas 80 heures par semaine, ils n’arriveront pas au bout de tout ce qu’ils ont à faire. Mais en réalité, malgré tous leurs efforts, ils laisseront à leur mort une pile de « dossiers en souffrance » sur leur bureau !
Ce temps chronophage c’est Kronos qui dévore ses enfants, comme on le voit sur le fameux tableau de Goya. Parfois, lorsqu’on s’ennuie, on parle de tuer le temps, alors que c’est lui qui nous tue, puisqu’aucune minute perdue ne pourra jamais être récupérée. Victor Hugo disait: « La vie est passée avant qu’on ait pu vivre ». Et Louis Aragon : « Le temps d’apprendre à vivre, il est déjà trop tard ». La vie passe d’autant plus vite, quand on n’a pas le temps.
Or il y a un temps pour tout sous le soleil. Les marchands le savent très bien, eux qui programment les machines pour ne durer qu’un temps limité. Un portable dure deux ans, un ordinateur cinq ans, des lunettes trois ans. C’est ce qu’on appelle l’obsolescence programmée.
Par ailleurs, la notion du temps varie selon les cultures. Pour Aristote et Platon, « le temps consomme, vieillit et dégrade ». Pour les modernes, le temps est élastique : court quand on se paie du bon temps, long quand on s’ennuie. Comme le dirait Woody Allen : « L’éternité c’est long, surtout vers la fin ». Les Hébreux, quant à eux, découvrent au temps un sens particulier, original : il est défini d’après son contenu. Objet d’expérience vécue, le temps n’est pas quantitatif et abstrait, mais qualitatif. Ce n’est pas le cours des étoiles ou le mouvement des horloges qui le mesure, mais les actions de Dieu qui déterminent la nature du temps, des actions toujours nouvelles, toujours libres. La Bible considère ainsi l’Exode du pays d’Egypte ou l’Exil à Babylone non comme des événements comme les autres, mais comme des théophanies de Dieu, des reflets de sa présence et de son action dans le monde.
Chez Paul, l’expérience du temps se présente aussi comme qualitative. En Grec, trois termes désignent le temps. Le premier est kronos : il désigne la succession des jours, des heures, des années. Temps des chronomètres et de la chronologie, ce terme indique l’époque de l’événement. Le deuxième terme est kairos, un temps « qualifié », une occasion du salut offert par Dieu, la présence de Dieu rendu manifeste dans l’action et la parole de Jésus. Enfin, le troisième terme est aiôn : il exprime l’expérience de la vie, de la naissance jusqu’à la mort. Il évoque l’étendue du temps, la durée, délimitée avec précision, ou encore la durée illimitée, incalculable, tel le siècle, les millénaires, le temps immémoriale.
Il faut savoir saisir le kronos des choses, vivre le moment présent sans s’évader dans les autres modalités du temps, à savoir le passé ou le futur. Trop souvent, nous regrettons le passé et espérons de grandes choses pour le futur. Ce faisant, nous oublions de vivre. Car on vit seulement pour aujourd’hui, jamais pour demain ou pour autrefois. C’est maintenant qu’il faut se décider à être joyeux, à manger, à boire, et à s’attaquer gaillardement à son travail. Comme le dit le proverbe, il n’y a pas de mal à se faire du bien. Et l’Ecclésiaste : « Quand on mange et boit et qu’on jouit du bien-être qu’on doit à son labeur, c’est là un don de Dieu ».
Il faut certes vivre le moment présent et profiter de la vie que Dieu nous donne. Il faut savoir se payer du bon temps. Faire en sorte que chaque seconde de notre vie soit un pur plaisir, le plaisir d’exister, car demain il sera trop tard. Mais il faut vivre encore davantage le kairos, c’est-à-dire les opportunités spirituelles que Dieu met sur notre chemin. On ne peut pas choisir seulement la part la plus agréable de la vie et la dépenser à rire et à danser. La vie est plus que le manger et le boire. Le kairos, dans ce contexte, est une saisie du moment favorable. Il est le temps que l’Ecclésiaste nomme « la crainte de Dieu ». Qu’est-ce à dire ? Que l’on doit avoir peur de Lui ? Non. Mais que l’on doit s’en soucier.
Cette crainte de Dieu consiste à se rappeler que la vie ne doit pas être gaspillée à poursuivre des chimères, mais que l’on doit se mettre au service de nos « préoccupations ultimes » en apprenant à être satisfait de ce que Dieu nous donne sans en réclamer davantage, en étant à son écoute et non à celle du monde, en étant prêt à suivre sa volonté et non la nôtre, en étant toujours préoccupé par nos semblables.
Cette « crainte de Dieu » – terme biblique que l’on rencontre tout au long de l’Ancien Testament –, peut sembler vieillotte et surannée, voire étriquée. On pense à tort que l’on n’a plus besoin d’avoir peur du destin, de la mort, du sort de l’humanité. Pourtant, c’est cette crainte de Dieu qui confère à la vie tout son sens, toute sa grandeur, toute sa saveur. C’est en se rappelant sans cesse que Dieu est toujours au-dessus de notre tête que l’on pourra, en temps voulu, au moment favorable, le rencontrer et lui parler face-à-face.
Le « temps de Dieu » est, dans le Nouveau testament, ce que Dieu a planifié depuis toujours. Quand le « temps fut accompli », alors apparut Jésus. C’est le temps de la rencontre, le temps de l’amour donné gratuitement, le temps du salut. Un temps qui se calcule aussi en minutes, car Jésus a appelé « son heure » le moment où on l’arrêta et on le mit sur une croix. C’est un temps qui se calcule en journées, car le troisième jour, il était ressuscité.
Il y a un temps pour tout et chaque chose a son heure. Mais en Jésus le Christ, au-dessus de la terre et au-delà des temps, l’heure a sonné, l’heure de Dieu. Ce temps est aujourd’hui pour tout croyant : le Royaume de Dieu est déjà là, nous l’habitons déjà, c’est notre temps ordinaire qui reçoit une dimension d’éternité par la bénédiction de Dieu.
Avec le Christ, nous ne sommes plus dans un temps ordinaire, mais dans la fin des temps. Tout ce qui, aux yeux de l’Ecclésiaste, ne pouvait se présenter qu’en alternance, « la guerre et la paix, la destruction et la reconstruction, les pleurs et les rires, les plaintes et les danses », tout cela s’est unifié en Christ. En Christ les tueries aboutissent aux guérisons, les destructions aux reconstructions, les pleurs aux rires et les plaintes aux danses. Avec lui, l’heure a sonné où toute lamentation va cesser, où toute violence sera calmée. Oui, en Christ la haine se change en amour, la discorde en paix, le silence en paroles. En Christ, la crainte que nous pouvions avoir de Dieu s’est muée en confiance. Telle est l’heure nouvelle, l’annonce divine de la victoire sur toute corruption, de la paix inviolable et du salut de tous ceux qui étaient perdus. Profitons de ce temps pour dire Maranatha, « Viens, Seigneur Jésus ! »
JC PERRIN